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Je ne suis pas poète

  • Laurent Bourdelas (site officiel)
  • 1 mai 2013
  • 8 min de lecture

Je dédie ce texte à Pierre Bergounioux qui m’a écrit que

pendant sa lecture « [son âme indigène planera au droit de [nos] têtes. [N]ous l’ entreverr[ons]. »

Je ne suis pas poète

je ne sais pas ce que cela veut dire, je n’ai plus la fibre lyrique.

Mais à travers la vitre je regarde le mouton qui me regarde depuis le pré en face de la maison – jusqu’à ce que je devienne moi-même mouton.

Quand je repense à tous ceux que j’ai regardés depuis vingt ans, au même endroit, avec tous les rapaces ou les hérons qui les accompagnent sous les grands ciels, je me dis que je devrais voir, à la place du vaste rectangle vert, un étang rouge de sang épais, celui des moutons partis à l’abattoir, celui des bêtes effarées et effrayées qui, après la douceur trompeuse des herbes et des fleurs, sont parties bêlantes dans des camions grillagés, pour se faire tuer, éventrer, vider, dépecer, dans les vapeurs troubles, les odeurs entêtantes, les cris et les crissements des machines à scier.

Je regarde le mouton qui me regarde et qui ne sait pas ce que je sais.

Et j’en sais, des choses ! Et depuis longtemps…

Très exactement depuis Little Eva et Come on baby to the locomotion, et puis aussi depuis les Stones chantant I can’t get no satisfaction en 69 au Madison square garden. Mike Jagger avait une longue écharpe rose autour du cou et des jolies filles se déhanchaient dans la salle. En particulier celle avec la chemise blanche qui découvrait ses épaules ; j’avais sept ans, je la regardais, elle avait la bouche entrouverte et souriante, les cheveux châtains mi-longs, peut-être avec une tresse. Ce n’était pas très longtemps après le massacre du village vietnamien de My Lai, lorsque les soldats américains avaient tué 50 enfants de 0 à 3 ans, 69 de 4 à 7 ans, 91 de 8 à 12 ans – sans compter tous les autres.

Tu vois, mouton, je te regarde qui me regarde, et je sais que ton avenir, c’est une tâche de sang sur du carrelage blanc inondé de lumière électrique, lavée à la javel.

Il n’y a plus de savon à Alep pour nettoyer les corps des enfants morts.

Tu te souviens, c’était Halab, c’était Halman, c’était Beroia. La capitale des Hamdanides et puis, plus tard, bien après, la ville aux quatorze religions. Babel, si tu veux. Il y avait les Turcs, les Arabes, les Kurdes, les Druzes, les Turcomans, les Yazidis et les Juifs. Il y avait… Il y avait quoi, déjà ? Les Maronites, les Grecs orthodoxes, les Arméniens, les Syriaques, les Nestoriens, les Coptes.

Baisse la tête, un avion passe. Virage sur l’aile, tu vois, c’est un russe.

Il y avait les odeurs. Les courgettes et les aubergines. Il y avait les couleurs des salades fraîches, le cumin, le sumac, le kebbé – tu te souviens, ce mélange de boulghour et de pâte de viande fraîche avec sa garniture de viande hachée grillée avec des oignons et des fruits secs.

Dans la rue que tu vois, là-bas, écrasée de soleil, est né Emile Benveniste. Ezra Benveniste. Et au bout de cette même rue, au terminus de L’Orient-Express, l’hôtel Baron accueillait des clients fortunés. Pousse la porte, le propriétaire, Armen Mazloumian, t’attend, assis dans un vieux fauteuil du fumoir désert. Il va te servir un verre de vodka. Il n’a plus que ça à faire. Il va se lever lentement, aller chercher, dans la poussière de l’ancien comptoir, les vieux registres. Il va te faire croire qu’il était là quand Agatha Christie entra dans le hall, avec son mari, l’archéologue Max Mallowan. Il va te dire qu’ils ont pris la chambre 203. Il va te proposer des glaçons parce que, on ne sait comment, le frigo et le congélateur fonctionnent encore. Il va les déposer délicatement dans ton verre, avec une pince d’argent. Il va te parler de Lawrence d’Arabie, affairé à des fouilles sur le site du Krak des chevaliers, qui jeta son dévolu sur la 202. Tu te souviens de Peter O’Toole ? Le film, c’était en 1962 – l’année de ma naissance. La musique symphonique de Maurice Jarre, le roulement des tambours et la douceur des violons. La bande-son de mes premiers pas au jardin de l’Evêché à Limoges. Des marrons plein le sol – papa qui me tient la main. Personne ne m’a tué, personne ne m’a gazé, comment est-ce possible ? Quelle chance, tu ne trouves pas ?

Je vais te dire la vérité. Ne descends pas la rue, ne va pas vers l’hôtel. Des bombes l’ont frappé, le toit s’est écroulé. Armen Mazloumian est parti. Il n’y a plus de glaçons. L’hôtel Baron, c’est comme Palmyre. Un jeu de destruction.

Il n’y a même plus de savon à Alep pour nettoyer les corps des enfants morts.

Magnificent.

Je suis né pour être avec toi.

Parce que nous sommes dans les temps noirs et que tu es la lumière, la source à laquelle je m’abreuve trop rarement. Parce que plus rien n’est plus bon dans ce monde sauvage que ma main sur tes seins. Parce que sur la piste de danse, tu me tournes le dos, les épaules découvertes. Parce que tu m’entraines vers les couloirs sombres où la sueur est ton parfum. Parce que tes cheveux sont collés sur tes tempes.

Baisse la tête, un avion passe. Virage sur l’aile, tu vois, c’est un russe. Un Sukhoi PAK FA T-50. S’il-te-plait, ouvre ta chemise, avant les bombes. Le roulement des tambours et la douceur des violons. Je sais que notre avenir, c’est une tâche de sang sur du carrelage blanc inondé de lumière électrique, lavée à la javel.

Il n’y a même plus de savon à Alep pour nettoyer les corps des enfants morts. Alors, s’il-te-plait, ouvre ta chemise, avant les bombes, que j’y enfouisse mon visage et que je m’enivre de toi.

Je ne suis pas poète

Je ne sais pas ce que cela veut dire, je n’ai plus la fibre lyrique.

J’ai pris les armes, reficelé mes vieux rangers, j’ai marché dans le sable jaune et sec, le sang poisseux. Dans la chaleur, harassé de fatigue, des blessures aux bras, de la terre dans les yeux. Alors, s’il-te-plait, laisse-moi te boire. On verra bien après si Dieu existe, si tu veux que je chante ou que je te berce.

Je te raconte une autre histoire.

J'ai dix-sept ans. A bord d'un bateau sur le Golfe du Morbihan. Cheveux mi-longs, pantalon rouge à patte d'eph. Patte d'éléphant, ça veut dire, évasé en bas. J'ai un énorme triskell autour du cou, comme celui d'Alan Stivell, que m'a fait fabriquer mon père à l'atelier S.N.C.F. avec des clous de fer à cheval. J'ai les yeux perdus vers les îles du large, vers le large, vers les vagues, vers le ciel. Je sais déjà que je serai capitaine au long cours, écrivain ou quelque chose comme cela. Tout est bleu, mouvant, salé, incertain, étrange et doux, avec les oiseaux qui nous accompagnent et plongent parfois sous l’océan.

Sur la mer de Chine, exactement au même moment, j’avais un frère qui fuyait Saïgon, et d’autres le Sud Viêt Nam. J’avais des centaines de milliers de frères ballotés par les eaux sur leurs embarcations. Ils étaient devenus le peuple des bateaux. Avec leurs chapeaux en forme de coquillage, comme ceux que je ramassais sur les plages.

Nous flottions tous sur le bleu de la planète. Mais je ne me suis pas noyé, je n’ai pas été parqué dans un camp de Hong Kong. J’ai juste brûlé mes yeux aux reflets argentés. Les satellites de fer nous photographiaient sur nos embarcations, eux et moi. Cela faisait comme de minuscules rectangles brillant sur l’eau, comme la robe en métal de Paco Rabanne sur la peau de Françoise Hardy. De temps à autre, un bateau de mes frères coulait à pic. De l’espace, on ne voyait plus que les chapeaux coquillages qui flottaient à la surface des eaux, tandis que les volutes de sang remontaient des profondeurs. C’était le festin des requins.

Au Cambodge, les khmers rouges massacraient mes autres frères. Le pays était un magnifique charnier de déviants, mangeant de l’herbe à même le sol pour survivre. Vu du ciel, les petits chapeaux coquillages nageaient sur une mer de crânes, de chair et d’asticots.

Alors, le voile du Sanctuaire se déchira de haut en bas. La terre trembla. Les pierres se fendirent. Les tombeaux s’ouvrirent. Les corps de nombreux saints furent tirés de leur sommeil. Sortis de leurs tombeaux après son réveil, ils gagnèrent la ville sainte où plusieurs les aperçurent[1].

Le Sanctuaire était partout à travers le monde. Il l’est resté. Nous sommes aux portes du Temple à reconstruire, mais nous ne sommes que des apprentis. Les colonnes sont encore fragiles. Les bâtisseurs doivent le protéger des anges de la destruction. Ma vie entière est ce Temple fragile.

Il n’y a même plus de savon à Alep pour nettoyer les corps des enfants morts.

Baisse la tête, un avion passe. Virage sur l’aile, tu vois, c’est un russe. Un Sukhoi PAK FA T-50.

J’ai pris les armes, reficelé mes vieux rangers, j’ai marché dans le sable jaune et sec, le sang poisseux. Dans la chaleur, harassé de fatigue, des blessures aux bras, de la terre dans les yeux.

Loth eut un fils avec sa fille aînée, il l’appela Moab.

Parfum de mon fils

Parfum d’un champ

Béni par Yhwh[2].

Mon fils ramasse des coquillages chapeaux chinois sur la plage du Lohic. Au loin, je vois mon île – Groix – apparaître à travers la brume. Comme le royaume de Moab, sur la rive orientale du Jourdain, au nord des rivages de la Mer Morte. Mon fils et moi gravissons les rochers couverts d’algues glissantes et de moules coupantes et regardons vers le large. C’est le mont Nébo, j’aperçois la Terre Sainte, je vais mourir ici, sans jamais l’atteindre. Mais avant, nous allons faire la guerre à Balak, fils de Tsippor, le roi de Moab. C’est mon fils qui le vaincra, en maillot de bain bleu, avec son masque de plongée. Ou alors, non. Nous allons inventer un autre jeu dans le sable. Les pieds dans l’eau, nous allons inventer une bombe énorme pour tuer tous nos ennemis. Elle aussi, nous allons la baptiser MOAB. La GBU-43/B Massive Ordnance Air Blast Bomb, la Bombe à effet de souffle d'artillerie lourde, la mère de toutes les bombes. C’est un gros galet gris que je lance dans la mer et qui nous éclabousse. Mon fils rit. Plein de petits chapeaux chinois sont remontés à la surface, comme en mer de Chine il y a longtemps. Nous sommes éclaboussés.

Je ne suis pas poète

Je ne sais pas ce que cela veut dire, je n’ai plus la fibre lyrique.

Je te raconte une autre histoire.

L’île des derniers Jedi. Respire. Respire. La lumière. L’obscurité. L’équilibre. C’est tellement plus grand. Le Sanctuaire était partout à travers le monde. Il l’est resté. Nous sommes aux portes du Temple à reconstruire, mais nous ne sommes que des apprentis.

Alors, s’il-te-plait, ouvre ta chemise, avant les bombes, que j’y enfouisse mon visage et que je m’enivre de toi. Parce que c’est ici, l’éternel recommencement. Je lave ta peau au savon d’Alep, je prépare les aromates, les courgettes et les aubergines et je bois la vodka glacée d’Armen Mazloumian. Agatha Christie mène l’enquête : qui a tué les enfants d’Alep et mes frères cambodgiens ? Je te raconte une autre histoire. C’est Conan Doyle qui mène l’enquête, près d’une table de bois ciré qui tourne. Surgit son fils et toute la cohorte des morts de la Grande guerre. Les tranchées s’ouvrent. Les corps de nombreux saints sont tirés de leur sommeil. Vu du ciel, les casques d’acier nagent sur une mer de crânes, de chair et d’asticots. Conan Doyle a réveillé Lazarre, mais pas mon arrière grand-oncle Emile, pulvérisé au Bois de La Gruerie, dans la forêt d’Argonne. Le bois de la Tuerie. Je te raconte une autre histoire. Victor et Charles Hugo font tourner la table de bois ciré. Reviennent Shakespeare et Chénier. Le froid des guillotines d’acier. Il faut reprendre le poème, ce sera ce que dit la bouche d'ombre.

Je vais te dire la vérité. Ne descends pas la rue, ne va pas vers l’hôtel. Tu n’y trouverais que les cendres d’Agatha Christie, de Conan Doyle, des enfants d’Alep, de Balak, le roi de Moab, de Moïse, de mes frères cambodgiens, des morts des tranchées et d’André Chénier. La mère de toutes les bombes a tout détruit.

Moi, je reprends la main de mon fils dans la mienne, et nous partons nager vers Groix. A droite, les cloches de Larmor sonnent. Les voiles passent. Multicolores. Les vagues nous portent, ce n’est pas grave.

Laurent Bourdelas

Samedi 15 avril 2017, écrit pour une lecture à la Bibliothèque de Brive.

[1] Matthieu, 27, 51.

[2] Genèse, 27, 27.

 
 
 
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